Deborah Bowmann Bruxelles, ses représentants et Deborah Bowmann elle-même ont le
plaisir de présenter Les fausses dents du prince, une collaboration avec After Howl, Stéphane
Barbier-Bouvet, Martin Belou, Cyril Debon, Daniel Dewar & Grégory Gicquel, Romain Juan,
Hector Latrille et Margaux Schwarz.






Mes joues brûlent. Combien de temps j’ai souri aujourd’hui ? Cette semaine ? De minuit à six
heures, et le reste aussi. Personne ne m’a demandé de sourire, mais on m’a donné tous les outils
du bonheur – quel bonheur ? Le bonheur de Qui ? – et je serais le dernier des ingrats si je n’avais
pas la décence de sourire. Bien que j’aie parfois le sentiment de le faire à contrecoeur.

J’ai à mes côtés ma femme, dont la beauté, loin d’être sauvage, fait l’unanimité. Elle possède cette
fadeur qui permet à tout le monde de la trouver belle sans pour autant prendre parti – dans le même
temps, sans ME faire prendre parti non plus : personne n’aura à se demander ce que je lui ai trouvé.
Nous sommes un beau couple, les belles personnes vont ensemble sans poser de questions. Ses
dents sont aussi belles que les miennes. Elle sera celle du reste de ma vie, j’en suis le plus heureux
des hommes (REGARDEZ mon SOURIRE), et pour ce qui est de celles qui l’ont précédé, je les ai
oubliées en fumant mes dernières araignées. Je ne fume plus (regardez ces dents BLANCHES).
Une blonde aux cheveux raides dont les yeux ne pétillent pas assez quand elle sourit – les trois
dernières gorgées d’une bière qui fût fraîche et agréable pendant un temps mais qui s’est éventée
et ne fait plus que poser. Mon bras est enroulé autour de ses épaules.

Numéro1 était le nom que je réservais au garçon que je n’aurai jamais, et personne ne doit savoir
que ça m’attriste. Mais ça ne me dérange pas. Rester posé ici ou là, garder le sourire, je jette parfois
des regards discrets autour de moi.

C’est toujours cette cuisine menteuse. Du mobilier dernier cri, quatre plaques à induction, parce
que le gaz, le feu ont été jugés trop rustiques : ils évoquent la cuisine de manière trop brute, alors
que cette pièce toute entière est porteuse d’un message bien précis : « Ce soir j’ai la flemme de
cuisiner et je vais plutôt nous commander des sushis, ça vous dit ? ». On finit toujours par manger
en silence, proprement, à la lumière de cette lampe qui n’éclaire que son mur, un des seuls endroits
de la cuisine qui n’est pas chromé, pour que plus rien ne brille car le show est terminé.
En vérité nous ne connaissons pas les préférences alimentaires les uns des autres, peut-être même
que madame est végétarienne – ça ne m’étonnerait pas le moins du monde. Les plaques, les
ustensiles restent propres, entendez par là étincelants, sans même que nous n’ayons à faire tourner
le lave-vaisselle. Je n’ai pas de travail, ma femme non plus. Nous sommes aisés, et c’est tout.
Attention, nous ne sommes pas riches, ce qui veut dire que vous POUVEZ vous donner les moyens
de nous ressembler. Mi casa es su casa, ce qui est à moi peut être à toi. Quand les invités passent
chez nous, c’est avec de quoi noter, et les questions sont généralement superflues. On ne parle pas
de recettes favorites, mais du traiteur qui vient d’ouvrir en bas de la rue. Quand on parle de notre
home-cinéma, on explique qu’il ne remplace en rien les sensations d’une réelle salle obscure (c’est
une absurdité à laquelle ils acquiescent tous systématiquement). Ils sont aussi peu enclins à nous
poser des questions que nous d’y répondre.

Je garde ce sourire imperturbable accroché à mes lèvres, comme une bête de foire enfermée dans
une chambre d’hôtel que des curieux viendraient observer.

• Chérie, tu as vu la tête des Meunot quand ils ont vu le tire-bouchon à air comprimé ?
• C’était fantastique ! Elle a même voulu l’essayer.
• Quoi ? Et tu les as laissé faire ?
• Bien sûr que non, gros nigaud ! Tu imagines leur réaction s’ils avaient goûté à nos vins ?

Nous avons ri de bon coeur, du moins c’est ce que j’ai cru quelques instants jusqu’au moment où
nous nous sommes arrêtés simultanément -- de manière aussi abrupte que si quelqu’un nous avait
crié « Coupez ! ». J’étais interloqué, et j’ai passé un moment sans dire un mot, les yeux perdus dans
le vide qui me séparait d’elle. Je venais de baisser ma garde l’espace d’un instant et ça avait été
suffisant pour que la dure réalité de mes sentiments se fasse entendre. J’avais été heureux de rire
comme ça, même brièvement. Aussi heureux que j’ai été mortifié peu après lorsqu’on s’est stoppés
net. Je me suis aperçu que j’avais encore ce sourire stupide bloqué dans les mâchoires alors que
je regardais encore dans le vide. Elle ne disait rien non plus. J’ai levé mes yeux vers les siens en
espérant y trouver ne serait-ce qu’un lointain écho de ce que je ressentais.

Je n’ai pas pu m’empêcher de soupirer devant ce regard aimant et bienveillant absolument dépourvu,
jusqu’au fin fond de la pupille, de la moindre trace d’un sentiment qui ne serait pas aussi glacé qu’un
cadavre. Mais j’ai soupiré en souriant, comme le font ceux qui viennent de rire beaucoup (vous
savez – aaaaaaaah !).

Mes deux filles s’amusaient à prendre différents objets et à se les présenter mutuellement tout en
distribuant de larges baisers dans le vents. Occupées à gagner des Oscars.

• Allez mes chéries il est l’heure d’aller au lit !
• Oh non, pas encore ! Juste une minute de plus s’il te plait !

(On se fiche de savoir laquelle des deux est entrain de supplier)

• Non mes amours. Quand papa dit au lit, c’est au lit.

Je regardais Numéro3 pendant qu’elle montait. Je craignais qu’elle me pose un jour des questions.

• Voilà chérie, nos deux petits anges sont au lit.
• Qu’elles sont adorables, et si obéissantes.

Elle regardait les fruits sur la table du salon, enveloppée dans un plaid angora bleu marine, et buvait
une tisane qu’elle posait à l’occasion dans une encoche dessinée précisément pour ça à l’intérieur
de l’accoudoir du canapé à angle. Je n’avais aucune idée de ce qu’étaient ces fruits, je ne savais
même pas comment ils s’étaient retrouvés là. De toute façon, autre chose me trottait dans la tête.

• Chérie… Que dirais tu d’aller dans la chambre ?
• Oui tu as raison, se coucher tôt est essentiel au maintien de…
• Non… non ! Qui a dit qu’on allait se coucher ? J’ai juste dis : dans la chambre…

Je la fixais droit dans les yeux à ce moment-là. Quelque chose a explosé en mille morceaux, mais
nulle part. Explosion atomique dans un trou noir. Il ne s’est absolument rien passé. Elle n’a pas
bougé un cil. Elle a souri avec le même air pendant un bon moment, puis elle a lentement tourné la
tête vers les fruits comme si je n’avais rien dis. Je lui ai laissé un peu de temps pour répondre, après
tout je ne me rappelais pas de la dernière fois où je lui avais parlé comme ça. Peut-être qu’elle avait
besoin de mettre au point ses pensées avant de rebondir. Je lui ai laissé cinq minutes.
Cinq minutes où j’ai fixé madame pendant qu’elle-même fixait ces parodies de fruits qui, comme
nous, ne pourriraient jamais. Vous vous rendez compte à quel point c’est long ?

• Chérie ?
• Oui mon amour ?

Je suis resté sans voix. Est-ce qu’elle me faisait marcher ? L’humour était vraiment une qualité qui
lui faisait défaut dans son intégralité.

• Ça te dirait qu’on monte dans la chambre, que je te plaque le ventre sur mon bureau en appuyant
ma main entre tes cuisses ?

Je la fixais de nouveau, plus intensément encore. Et à nouveau, elle a tourné la tête vers les fruits,
seulement plus rapidement cette fois. Sans la moindre trace d’une quelconque émotion ressentie.
Même du dégoût ou de la peur auraient été plus rassurants que ce zéro absolu. J’étais devant un
ordinateur qui ne reconnaissait pas la commande que j’essayais de rentrer, et qui n’avait alors pas
d’autre option que de redémarrer. Et pourtant j’ai essayé au moins une demi-heure, en étant de plus
en plus direct.

• Oui mon amour ?
• J’ai envie de toi, allons faire l’amour.

Fruits. J’ai eu envie d’aller les attraper pour les lancer à travers le salon et qu’ils se brisent en éclats
de cire, mais quelque chose me maintenait cloué sur le sofa (ET JE SOURIAIS TOUJOURS DE
TOUTES MES DENTS). Je n’avais même plus envie d’elle, juste curieux de voir combien de temps
ce cirque allait encore pouvoir durer. Elle ne répondait même plus.

• Chérie, je vais t’attraper et te déchirer tes fringues, puis je vais te retourner et te sodomiser sur
ce canapé.

Rien, bien évidemment. La même chose qui me bloquait sur le canapé m’empêchait aussi de me
jeter sur elle. En fait, j’étais libre de mes mouvements, à quelques exceptions près. Je pouvais
croiser les jambes, attraper le journal, je pouvais même caresser ses cheveux… Mais pas plus. Mon
bras ne répondait plus dès qu’il sentait l’électricité de la descente vers les épaules.

• Chérie ?

Pas de réponse.

• C’était une belle journée aujourd’hui, non ?

Aussitôt elle s’est tournée vers moi et m’a gratifié de son sourire si habituel.

• Absolument merveilleuse. Je crois que les Maurins ont adoré la salle de bain.
• Oui, j’ai vu ça aussi. Et que crois-tu qu’ils ont pensé de nous ?

Elle a senti le piège et j’ai vu que j’allais encore la perdre dans les fruits, aussi j’ai préféré couper
court.

• Chérie, allons nous coucher, je suis un peu fatigué.
• Oui mon amour, moi aussi.

Je l’ai laissé monter la première et je suis allé vers le frigo, sans vraiment savoir ce que je voulais
y trouver. Il était vide, et bien qu’il ait été branché, il n’était pas froid. Il faisait juste de la lumière. Je
ne fume pas, je ne bois pas. Je ne baise pas. Comment ces grands malades peuvent-ils envier ma
vie ?

Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai compris. Tout. Ma fille. Ce maudit sourire s’est transformé
en rictus et je me suis appuyé la tête sur le bac à oeuf du réfrigérateur.

Je suis monté à mon tour.

Je regardais ma femme pendant qu’elle se changeait. Elle enfilait sa robe de nuit en satin et dentelle.
Juste assez affriolante pour ne pas donner l’air d’être un pyjama, tout en restant assez sobre pour
ne pas non plus être vu comme aguichante (il n’aurait plus manqué que ça). Elle s’est tournée vers
moi, et pour une fois, dans le sourire que je lui ai rendu, il y avait une part de sincérité. J’ai éclaté
de rire, seul, cette fois, et j’ai eu beaucoup de mal à m’arrêter. Quand j’ai pu reprendre mon sérieux,
elle me regardait avec le même air que sur le canapé un peu avant : sourire-silence. J’avais les yeux
imbibés de larmes.

• Allez, bonne nuit ma chérie, à demain.




Hector Latrille (2016)
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